CEPM newsletter 37

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Editorial : Et maintenant, quoi ? Depuis des années, l’agriculture européenne est victime d’un processus de destruction programmée. Le mal est ancien. Il remonte à la première réforme de la
PAC en 1992 et aux fâcheux accords de l’Uruguay round avec pour conséquence une baisse drastique des prix – partiellement compensée – et un libre accès des oléagineux nord-américains, brésiliens, argentins, … à notre marché, sans droits de douane. Une deuxième couche de mesures négatives s’est ajoutée au carrefour 2010 par une multiplication des normes et des contrôles. Puis une troisième couche, mortifère celle-là, avec le Pacte vert, les jachères obligatoires, les restrictions phytosanitaires, la guerre de l’eau, la baisse des revenus, … bref une déflation quantitative et
qualitative. L’Union européenne produit moins et importe plus. Pire, elle importe du maïs, des fruits et légumes, de la viande produite à des conditions refusées à nos producteurs car elles sont en contradiction avec nos critères environnementaux. Bref on marche sur la tête… Face à ce constat, quel est notre horizon ? Il est clair, hélas ! Celui d’un élargissement à marche forcée de l’Union européenne à 9 nouveaux pays – dont l’Ukraine – bouleversant, sans analyse préalable, ni étude d’impact, les fondamentaux économiques, sociétaux, et démocratiques d’une Union européenne déjà paralysée. Les optimistes nous disent que ces élargissements ne seront pas concrétisés en 2030. Mais nous devons nous préparer et envisager peut-être qu’en 2030, la PAC sera étendue à l’Ukraine, que ce pays soit ou non membre plein de l’Union. Rester sur les fondamentaux d’une PAC gelée par les intouchables accords à l’OMC ne permet d’envisager d’autre option que de partager un budget sur lequel les pressions se multiplient. Quelle perspective offre-t-on dans ces conditions à nos agriculteurs, à ceux qui nous nourrissent ? Simplifier les contraintes administratives est nécessaire (quoique déjà très difficile), mais pas suffisant. La PAC doit être repensée autour de deux idée-force. D’abord, associer toutes les nouvelles technologies aux processus de production comme le font depuis longtemps Chinois et Américains. Puis reprendre en mains notre souveraineté : arrêt des accords de libre-échange sans réciprocité et renégociation
avec l’Organisation Mondiale du Commerce. Le retour à la préférence communautaire n’est pas un gros mot. Elle n’est ni de droite, ni de gauche. Elle exprime un principe de raison, celui qui a fait le succès de la PAC des origines. Il faut en retrouver les principes et l’esprit. Et donner enfin une vision d’avenir aux agriculteurs européens qui souhaitent vivre dignement de leur métier et
ne cessent de le manifester.

Céline Duroc Déléguée permanente CEPM, Directrice générale AGPM

LA REVOLTE AGRICOLE VUE – IN SITU – DU QUARTIER EUROPEEN

Pour une fois, impossible de rejoindre son bureau en voiture. Il faut venir en tram ou en métro. Les bus non plus ne passent pas. Sur un rayon d’un kilomètre carré – dont l’épicentre est la Place du Luxembourg juste en face du Parlement européen – ce ne sont que tracteurs à perte de vue. Dans les deux grands axes, rue de la Loi et rue Belliard, comme dans les rues adjacentes, les
tracteurs occupent tout l’espace de front. On a dit 1.300 tracteurs. On ne sait pas. En réalité on n’avait jamais vu un tel envahissement pacifique du quartier européen. Quel impact sur la Commission ? Bien qu’alertée par les manifestations agricoles massives aux Pays-Bas, puis en Allemagne, en France, Pologne, Roumanie… la Commission aurait dû anticiper. Mais il n’en fût rien, les choses au dernier trimestre 2023, puis début janvier suivant leur cours habituel. Business as usual ! La manifestation des tracteurs a résonné dans les couloirs de la Commission comme un coup de canon. Personne ne s’y attendait et la puissance du choc a été extrême. A noter entre parenthèses l’inquiétude grandissante quant aux résultats des prochaines élections européennes. Un
second traumatisme en vue ? Peu de temps avant les manifestations, la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen avait créé un ridicule Groupe de dialogue stratégique sur l’avenir de
l’agriculture de l’UE. Ridicule car simplement consultatif et placé sous la présidence du Prof. Peter Strohschneider, un historien et un sociologue auquel le gouvernement allemand avait confié il y deux ans le pilotage d’un groupe mixte agriculteurs/ONG/universitaires pour réfléchir au futur de l’agriculture allemande. Ses recommandations n’ont pas été retenues par le Chancelier Scholz. exactement le même schéma – inefficace par essence – que propose Ursula von der Leyen au monde agricole. Plus directement liés aux problèmes concrets, les services de la Commission ont été plus opérationnels. Leur action coordonnée a été de ralentir voire de geler l’ensemble des projets législatifs en cours. Et notamment les dossiers-clés pour CEPM : le règlement SUR (pesticides) abandonné en l’état. L’important texte sur les systèmes alimentaires durables lui aussi différé dans le temps sans que l’on nous dise jusqu’à quand. Les dossiers Semences et NGT font leur chemin, mais plutôt au ralenti dans l’attente des élections européennes remettant finalement en bout de course le Green Deal en question après avoir négligé les alertes nombreuses des acteurs agricoles à commencer par la CEPM. Très important aussi, tandis que la Commission propose une réduction des émissions de CO2 de 90% à l’horizon 2040, elle ne fixe aucun seuil pour l’agriculture. Le pourcentage de 30% avait été évoqué. Il est retiré à juste titre car sa mise en œuvre aurait entraîné un effet récessif sur les productions et d’importants changements dans les habitudes alimentaires. En résumé, on peut estimer que le monde agricole considéré globalement doit continuer à mettre la pression sur Bruxelles, voire à l’intensifier ; mais les filières doivent, à l’inverse, faire des propositions et se concentrer sur leurs priorités. Telle est bien la stratégie de CEPM qui maintient en particulier ses exigences sur le dossier des NGT mais interroge également sur l’adaptation indispensable de la PAC et des réglementations sur la production.

DES MESURES POUR APAISER LES AGRICULTEURS… ON DOIT MIEUX FAIRE

La colère a éclaté dans certains États membres alors que le mécontentement des agriculteurs à l’égard du « Green Deal » de l’UE s’intensifie. Les préoccupations des agriculteurs peuvent varier d’un pays à l’autre, mais il existe un fil conducteur dans l’ensemble de l’Union : « l’UE est à l’origine des protestations ». L’UE cible des protestations L’Allemagne, la Pologne, la Roumanie, la Belgique, les Pays-Bas et la France sont les principales scènes de protestation, où l’on peut entendre des messages contre la stratégie « de la ferme à la fourchette » de l’UE. Nombreux sont ceux qui pensent qu’au lieu de rendre l’agriculture plus écologique, la stratégie est un facteur de déclin programmé de l’agriculture. Mais les principales inquiétudes résident dans la crainte des conséquences des accords de libre-échange. La manifestation du 1 février des agriculteurs européens à Bruxelles en est la démonstration : sur la place du Luxembourg, tel un symbole, on pouvait lire une banderole accrochée au mur du Parlement européen clamant « Free farmers, Stop free trade ! » (des agriculteurs libres, stop au libre-échange !). Les agriculteurs craignent que l’accord UE-MERCOSUR
n’autorise les importations à des conditions de production inférieures, alors qu’ils doivent faire face à des normes de production durable intenables. En effet, la situation est critique. A titre d’exemple : sur les 178 substances actives autorisées sur maïs au Brésil et en Argentine, 92 sont interdites en Europe ! Face à l’indignation du monde agricole, des solutions très limitées vu le jour. Mais la colère des agriculteurs n’est que très partiellement apaisée. En effet, concernant la suspension de l’obligation de mettre de côté 4% de terrains en jachère, la Commission a cédé en proposant une dérogation pour les cultures fixatrices d’azote et les cultures dérobées, sans utilisation de produits phytosanitaires. Ceci n’est donc pas suffisant. Quant à la proposition de clause de sauvegarde préparée par la Commission pour les importations ukrainiennes, elle porte sur les volailles, le sucre et les oeufs, mais n’inclut pas les céréales, laissant de nouveau pour compte les
producteurs de maïs. Non au Mercosur Quant à l’accord avec le Mercosur, la France a renouvelé sa ferme opposition à cette nouvelle vague de libre échange qui ajouterait une pression supplémentaire aux agriculteurs européens. Le Président Emmanuel Macron a par ailleurs souligné que les négociations avec le Mercosur ont été suspendues grâce à son intervention. Mais une simple suspension n’est pas suffisante, surtout si elle est démentie par la Commission qui continue à pousser. Les inquiétudes demeurent toutefois bien vivantes quant au libre-échange avec l’Ukraine. Des agriculteurs polonais ont à cet effet annoncé le blocage de toutes les routes traversant la frontière avec l’Ukraine, à partir du 9 février. Ceux-ci espèrent réveiller l’esprit européen
initialement attaché à la souveraineté agricole européenne, éclipsée par la volonté de libéralisation des échanges – fût-ce avec l’Ukraine car, malgré la solidarité des peuples, l’agriculture ne doit pas être une variable d’ajustement. Concernant le Mercosur, une solution pourrait être la mise en place de clauses miroir conditionnant toute préférence commerciale accordée concernant le maïs à la non-utilisation des substances actives interdites en Europe. Elles pourraient être couplées à des mesures miroir, qui viseraient à interdire l’importation de maïs traité avec des substances actives interdites dans l’UE parfois depuis très longtemps – dont l’atrazine par exemple. Cependant, ces solutions fonctionnent rarement, et peinent à être garanties. Il paraît peu probable que les pays du Mercosur acceptent de telles mesures, ou qu’ils garantissent une éventuelle application. L’écran de fumée d’Ursula von der Leyen Ainsi, alors même que la chaîne de valeur de la
production agricole souffre déjà dans les Etats Membres, la filière doit faire face à de nouvelles mesures de libre échange et à des demandes toujours plus intenables de durabilité. Pour faire face à ces inquiétudes, Ursula von der Leyen a mis en place un groupe de dialogue stratégique sur l’agriculture de l’UE, qui a débuté le 25 janvier 2024. Le nom de cette tentative, un « dialogue », semble bien résumer les volontés de la Commission : donner l’impression d’écouter, sans retour concret. Alors même que la PAC est à peine en oeuvre, la création de cet énième groupe consultatif sur les questions relatives à la PAC met en évidence l’incapacité de la Commission à relever correctement les défis auxquels le secteur agricole est actuellement confronté. Le manque de transparence dans la sélection des membres remet d’autant plus en cause la crédibilité du groupe. Cette solution ne semble pas à la hauteur de l’appel à l’aide du monde agricole. Un futur choc avec les élections européennes Les contacts à Paris et Bruxelles convergent pour dire que les élections européennes représenteront un grand chamboulement. Un bouleversement des dynamiques
parlementaires est attendu, puisque certains attendent une montée en puissance des partis nationalistes, voire anti-européens. Ceci pourrait ne pas remettre complètement en cause les orientations du Green Deal et de la stratégie « de la ferme à la fourchette », mais pourrait fortement influer sur leurs modalités d’adoption et conditions d’exécution. L’Europe agricole ne refuse pas d’évoluer mais elle ne peut le faire seule, en étant bradée à la concurrence et en en supportant tous les coûts.

UKRAINE : LA LIBERALISATION CONTINUE

Le 31 janvier, la Commission a proposé de maintenir la libéralisation totale des échanges avec l’Ukraine jusqu’en juin 2025, au grand dam des agriculteurs de l’UE et de certains pays de l’Est.
Les mesures de libéralisation du commerce entre l’Ukraine et l’UE doivent expirer en juin 2024. Sous la pression de son propre parti, la présidente von der Leyen a proposé l’extension des mesures actuelles avec une nuance. Le règlement établit une clause de sauvegarde  selon laquelle les importations de sucre, d’oeufs et de volaille sont plafonnées sur la base de la moyenne des
importations entre juin 2022 et juin 2023 – période marquée par des importations record de ces produits. Pour les céréales et les oléagineux, il n’y a pas de clause de sauvegarde automatique, mais la Commission a la possibilité d’adopter un acte d’exécution si elle le souhaite afin de protéger le marché par des mesures qu’elle juge appropriées. En définitive, la décision de la Commission d’exclure les céréales de la clause de sauvegarde est une moquerie à l’égard des agriculteurs. Les mesures unilatérales prises par certains pays d’Europe de l’Est, les récoltes record en Ukraine et les manifestations d’agriculteurs à travers le continent devraient être des raisons suffisantes pour que l’UE envisage un changement radical dans la manière dont le soutien est accordé à l’Ukraine et dont ses propres producteurs doivent être protégés. La CEPM mobilise tous les efforts possibles pour porter les préoccupations du secteur à l’attention des décideurs politiques, tant au niveau européen que national.