CEPM Newsletter 31

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Editorial : Le triangle des Bermudes

Chacun connaît l’expression « Triangle des Bermudes », cette vaste zone géographique située dans l’océan atlantique entre la Floride, Porto-Rico et les Bermudes où des centaines de navires et d’avions auraient au cours des siècles disparu sans laisser de trace. L’agriculture européenne se trouve elle aussi confrontée à un triangle législatif où elle risque également de se perdre. Ce triangle est composé de trois dossiers de première importance notamment pour les grandes cultures. Deux de ces dossiers sont assez avancés : il s’agit du règlement sur l’utilisation des pesticides dont la proposition est attendue pour le mois de juin et de la révision des directives « semences » pour laquelle une étude d’impact est en cours et dont la proposition est attendue pour le quatrième
trimestre 2022. Le troisième texte à échéance un peu plus longue porte sur les nouvelles techniques de sélection génétique (NGT). La Commission est en phase de réflexion quant au cadre  juridique et au contenu de la législation à venir. On peut dire de ces trois textes qu’ils conditionnent l’avenir de l’agriculture végétale d’autant qu’ils se situent dans le même espace-temps. Chaque
dossier doit, bien sûr, être géré en tant que tel auprès des fonctionnaires compétents et des calendriers respectifs des trois Institutions. Mais ils ont un tronc commun qui mérite une gestion globale par nos professions car la question qui se pose est tout simplement la suivante : « Veut-on une agriculture moderne, performante, innovante et tournée vers le futur ? » ou se résigne-t-on à un retour vers le passé avec des schémas de production restrictifs, passéistes, non compétitifs et discriminatoires au regard de nos concurrents ? La réponse va de soi, mais elle va exiger pour le monde agricole un immense effort de mobilisation, de communication et de pédagogie. Nos adversaires sont nombreux, influents et résolus. La bataille n’est pas perdue mais nous avons en face de nous un double challenge : communiquer, bien sûr, mais aussi fédérer nos filières, nos instituts de recherche, nos réseaux locaux, nos media pour une gestion commune et offensive. C’est la mère des batailles.

CRISE UKRAINIENNE: LA SECURITE ALIMENTAIRE EN TETE DE L’AGENDA EUROPEEN

Depuis toujours, l’agriculture est un élément important de la politique européenne. Depuis près de 65 ans, les actions menées dans ce domaine ont réussi à garantir un approvisionnement suffisant, des produits de qualité et une juste rémunération pour ceux qui travaillent dur pour nourrir près de 500 millions d’européens. Toutes ces politiques ont si bien fonctionné qu’en juin 2020, le commissaire à l’environnement Virginijus Sinkevičius a laissé entendre que la sécurité alimentaire n’était « plus une préoccupation majeure pour l’Union européenne ». Il ne s’attendait évidemment pas à un conflit entre la Russie et l’Ukraine deux ans plus tard. La guerre en Ukraine a déclenché des pénuries alimentaires, et renforcé les augmentations du prix du carburant, des céréales et des engrais, dans un contexte de chaînes d’approvisionnement déjà endommagées par les perturbations provoquées par la pandémie du COVID-19. Des discussions sur la nécessité de mesures d’urgence dans la politique agricole européenne ont été déclenchées, et beaucoup ont commencé à polariser le débat sur la question de savoir si l’UE devait donner la priorité au Green Deal ou à la sécurité alimentaire.

Dans une récente communication intitulée « Préserver la sécurité alimentaire et renforcer la résilience des systèmes alimentaires », la Commission a manifesté son intention de donner la priorité à la sécurité alimentaire. Les mesures proposées vont dans le sens d’un assouplissement de certaines exigences environnementales, notamment en autorisant au moins temporairement les
agriculteurs à planter des cultures sur des terres qui étaient auparavant réservées à la biodiversité. La communication présente également des mesures de financement supplémentaires, telles que l’utilisation de la réserve de crise (500 millions d’euros) pour soutenir les producteurs et l’adoption d’un cadre temporaire pour les aides d’État en cas de crise, permettra d’accompagner les
entreprises touchées directement comme indirectement par l’agression russe. Les mesures proposées comportent de nombreuses exceptions et elles ne peuvent constituer qu’un premier pas.
En réalité, elles démontrent que la vision restrictive du Pacte Vert n’était pas la bonne et qu’il convient de dynamiser les atouts agricoles de l’Union au lieu de les freiner.

LEGISLATION SUR LES SEMENCES: EVALUATION D’IMPACT, CONSULTATION PUBLIQUE ET PROCHAINES ETAPES

La Commission a l’intention de réviser le cadre législatif relatif aux matériels de reproduction des plantes et des forêts dans le cadre de sa stratégie « de la ferme à la table ». L’objectif est d’aligner les règles actuelles – qui comprennent certaines dispositions datant des années 1960 – sur les objectifs politiques du Green Deal. L’étude d’impact initiale de la Commission a identifié trois
scénarios possibles pour la révision de cette législation : l’option 1 harmoniserait et améliorerait le cadre existant tout en conservant sa structure actuelle ; l’option 2 irait plus loin et inclurait de nouveaux éléments pour répondre aux besoins du secteur professionnel, des réseaux de conservation des semences et des utilisateurs ; et l’option 3 réaliserait une harmonisation complète en proposant un instrument politique unique avec des chapitres distincts pour chaque culture.

La Commission a mené en parallèle une consultation publique – dont la date limite était fixée au 27 mars 2022 – et une étude d’impact – dont la date limite était fixée au 1er avril 2022. Les résultats de ces deux enquêtes seront publiés dans les semaines à venir et ils détermineront la manière dont le texte final prendra forme. La publication de la proposition est prévue pour le quatrième trimestre de 2022. Les cultures arables sont au cœur de 3 révisions législatives particulièrement importantes dont il a été fait état dans l’éditorial de la première page. Semences, pesticides et
nouvelles techniques génétiques doivent être abordées comme les trois côtés d’un même triangle et comme une seule priorité. Dans cette perspective, la CEPM contribue évidemment à
l’ensemble des consultations publiques pour relayer les positions et préoccupations des maïsiculteurs européens.

PAC : COMMENTAIRES DE LA COMMISSION SUR LES PLANS STRATEGIQUES NATIONAUX

La nouvelle politique agricole commune de l’Union européenne pour la période 2023-2027 a été approuvée par les deux colégislateurs en décembre 2021 et elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2022. Les États membres avaient jusqu’au 31 décembre 2021 pour envoyer leurs projets de plans stratégiques nationaux à la Commission pour examen. Il s’avère que 19 pays ont respecté ce délai et la dernière soumission a été faite par la Wallonie (Belgique) le 17 mars 2022. Pour les 19 pays qui ont respecté le délai, la Commission a envoyé des lettres d’observation identifiant les éléments des plans proposés qui nécessitent des explications supplémentaires, des compléments ou des ajustements avant leur approbation finale. Un aperçu du contenu des lettres qui résume les éléments clés des plans proposés a également été créé et présenté pour discussion avec le Parlement européen et les États membres. Bien que les lettres ne soient pas encore accessibles au public au  moment de la rédaction de la présente newsletter, l’aperçu publié donne une lecture des principales caractéristiques de chaque plan. Cela comprend, entre autres, le nombre d’écorégimes
soutenus et le montant qui sera consacré aux programmes verts. Quatre pays ont anticipé cette publication et ont rendu leurs lettres disponibles en ligne (Italie, Autriche,  Pays-Bas et Irlande).
Lors d’une réunion du Conseil le 21 mars, le commissaire à l’agriculture Janusz Wojciechowski a déclaré que « tous les plans peuvent être améliorés » et qu’il était particulièrement critique à l’égard de plusieurs d’entre eux parce qu’ils n’avaient pas le « niveau nécessaire d’ambition environnementale ». Toutefois, il a depuis confirmé qu’il n’envisageait pas qu’il y ait un PSN refusé ! Pour les prochaines étapes, les États membres retravailleront leurs plans sur la base des commentaires fournis par la Commission. Les plans devraient être adoptés avant septembre et leur mise en œuvre commencera en janvier 2023. La CEPM s’inquiète d’une vision parfois très bureaucratique de l’agriculture. Elle souhaite en particulier que la traduction concrète des remarques de la Commission préserve le potentiel de production de l’agriculture européenne.

CLAUSES MIROIR: UNE PRIORITE POUR LA PRESIDENCE FRANÇAISE

Les objectifs en matière de pesticides devant augmenter les coûts pour les agriculteurs européens et les niveaux de productivité risquant d’être compromis, on craint que les produits nationaux ne soient concurrencés par des importations produites de manière « moins durable ». Dans ce contexte, la France – qui assure actuellement la présidence du Conseil – a proposé que les denrées alimentaires et les aliments pour animaux importés soient produits dans le respect des mêmes normes sanitaires, phytosanitaires, de bien-être et environnementales que celles imposées aux
produits nationaux au sein de l’UE. La Président Emmanuel Macron a affirmé que la présidence française « sera une grande opportunité pour promouvoir ce que nous appelons les clauses miroir et pour avoir des exigences sociales et environnementales dans nos accords commerciaux. » En juin 2022, la Commission européenne devrait publier un rapport contenant une évaluation du bien-fondé et de la faisabilité juridique de l’application des normes sanitaires et environnementales de l’UE aux produits agricoles et agroalimentaires importés, conformément aux règles de l’OMC. Il est probable que les discussions sur cette question se poursuivront au cours des prochaines présidences – tchèque (2022/2) et suédoise (2023/1) – du Conseil. Les clauses miroirs nous semblent positives dans leur esprit mais il nous semble difficile de croire pourront à elles seules compenser les dégâts occasionnés à l’Union Européenne par les accords de libre-échange et d’autres mesures d’effet équivalent inappropriées. La CEPM est par ailleurs extrêmement vigilante aux mesures dérogatoires prises dans le contexte d’urgence de la guerre en Ukraine et de ses conséquences. C’est en particulier le cas de l’abaissement de LMR pour l’importation de maïs en situation de tension sur les marchés et en l’absence de l’origine ukrainienne à l’importation. Il ne s’agirait pas que ces
dérogations deviennent par la suite une norme générant encore plus de distorsions, à l’exact inverse des clauses miroir !

INCLUSION DE L’AGRICULTURE DANS LA TAXONOMIE

Le 30 mars 2022, la Plateforme sur la finance durable a publié son rapport contenant des recommandations sur les critères de sélection technique pour les quatre objectifs environnementaux restants de la taxonomie de l’UE. L’acte délégué environnemental inclura probablement l’agriculture, la fabrication de produits alimentaires et la fabrication de produits chimiques en tant qu’activités couvertes par la taxonomie. Les discussions sur l’inclusion du gaz et du nucléaire étant en cours, la Commission devrait publier son prochain acte délégué au deuxième trimestre 2022, probablement en juin/juillet, en même temps que d’autres propositions telles que le règlement sur l’utilisation durable des pesticides, lui-même repoussé face à l’actualité de la guerre en Ukraine. Les travaux de la plateforme et les discussions en cours avant l’adoption de l’acte n’ont pas réussi à impliquer de manière adéquate l’agriculture et la première transformation alimentaire dans le débat. L’acte délégué à venir doit stimuler les activités du secteur agricole plutôt que de générer des mesures contre-productives pour les investissements.  Une étude d’impact appropriée devrait être réalisée afin de garantir qu’au final, les agriculteurs disposent des stimuli financiers nécessaires pour les aider à traverser la transition. Celle-ci doit être accompagnée, y compris en agriculture, mais ne peut se décréter à travers des critères élaborés de façon opaque par des spécialistes de la finance, fusse-t-elle verte !